MAG16 : Le mot Design est souvent mal compris par le grand public qui a tendance à l’associer à la beauté ou à la modernité. Quelle est votre définition du design ?
Ronan Bouroullec : C’est drôle, c’est une question qu’on me pose souvent et je n’ai jamais la réponse. Le problème c’est que le mot design est devenu un adjectif. On parle d’une chaise design, d’une brosse à dents design. En général ce sont d’ailleurs les plus mauvaises chaises et les plus mauvaises brosses à dents. Moi, j’ai l’impression de pratiquer une discipline qui consiste à penser, à élaborer, à imaginer tout ce qui n’a pas poussé de lui-même sur cette Terre. Donc, tout ce qui est construit, ce qui est fabriqué, créé par l’Homme, est une question de design.
MAG16 : Comment le petit garçon quimperois que vous étiez est-il devenu un designer reconnu internationalement ?
Ronan Bouroullec : Il y a différentes raisons et une série de coïncidences bienvenues qui m’ont amené là. J’ai grandi à Ergué-Gaberic, à la campagne, dans un environnement très bucolique. Mes parents, qui n’avaient pas de lien particulier avec la culture, ont voulu nous permettre d’accéder à des connaissances nouvelles qu’ils n’ont pas eu la chance d’approcher. Ainsi, ils m’ont inscrit à l’école des Beaux-arts de Quimper très jeune. J’y suis allé scrupuleusement tous les mercredis jusqu’à mon adolescence. C’était un enchantement pour moi. Scolairement, j’ai subi l’école avec un profond ennui jusqu’à ce que j’intègre une formation d’arts appliqués. J’ai l’impression d’être monté dans un train ce jour-là et que ce train continue à rouler aujourd’hui. Il faut dire que j’ai eu la chance d’avoir un professeur formidable. Je suis finalement devenu un bon élève, ce qui me changeait ! Ensuite, j‘ai été pris d’office dans une école de design à Paris. Là, j’ai reçu un coup de massue sur la tête car je suis tombé dans une très mauvaise école. Mais, rétrospectivement, j’ai compris que ce fut une chance car c’est à ce moment-là que j’ai commencé à créer des petits projets tout seul. Je les ai montrés un peu partout. C’était avant internet. À l’époque, quand on faisait des projets, il fallait physiquement les fabriquer, les montrer. Très vite j’ai eu un petit succès d’estime, j’ai participé à quelques expositions, j’ai eu quelques articles dans la presse. Ma carrière a commencé tôt puisque j’ai exposé pour la première fois à 19 ans. J’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes qui m’ont parrainé et suivi. J’ai été repéré par un éditeur italien extrêmement important dans le monde du design qui m’a fait venir à Milan. J’ai donc eu la chance de ne jamais travailler pour personne et donc de mettre en place mes propres règles, mon organisation de travail. Très vite, j’ai été rejoint par mon frère Erwan.
MAG16 : Justement, parlez-nous du binôme que vous formez avec votre frère Erwan. Comment ce travail a deux s’est-il mis en place ?
Ronan Bouroullec : Comme je l’ai dit, j’ai eu la chance d’avoir du succès très tôt, mais sur le plan économique c’était un désastre, ça a été longtemps le cas. C’est un métier dans lequel il faut du temps pour arriver à vivre de son travail car nous sommes payés avec des droits d’auteur. C’est l’addition de ces droits d’auteur qui permet de survivre, puis d’en vivre pour certains. Erwan, était étudiant à Cergy-pontoise et de manière très naturelle, il s’est mis à m’aider comme on aide quelqu’un de sa famille lors d’un déménagement. Il était, déjà à l’époque, un crack de l’informatique, ce qui fait que son appui a été quelque chose de formidable pour moi. Aujourd’hui, nous sommes un vieux couple. Notre relation est évolutive, elle change mais notre couple tient ! J’étais d’abord le créateur et Erwan l’assistant. Et puis, il a montré à quel point son assistance était évidente. On a signé ensemble. Nous avons très longtemps eu la même table de travail. Puis nous avons eu deux tables séparées mais dans la même pièce. C’est encore le cas, mais je pense à déménager mon bureau dans les mois qui viennent. Erwan est fasciné par le numérique, moi je le suis moins. Je suis de plus en plus passionné par l’artisanat et par le rôle politique des designers, dans les sens où, en tant que designers, nous devons aider certains métiers à perdurer en les alimentant avec des idées nouvelles. Nous travaillons moins ensemble sur chaque sujet, mais nous restons dans une discussion permanente. C’est la méthodologie qui change.
MAG16 : Souvent, votre travail est associé à la simplicité, pourtant le procesus de création est complexe. Pouvez-vous nous expliquer comment vous travaillez ?
Ronan Bouroullec : J’ai une grande crainte : celle de la répétition. La crainte du style, c’est-à-dire de répéter des formes, d’appliquer une recette. Ce qui nous préserve de ça, c’est la variété des sujets que nous traitons. Quand nous travaillons avec les artisans les plus extraordinaires qu’on a la chance de côtoyer au Japon, qui ne maîtrisent pas un mot d’anglais, la seule méthodologie de travail, c’est de les rencontrer, de comprendre. Je pense qu’une des caractéristiques importante d’un designer, outre la créativité, c’est l’empathie. Dans n’importe quelle situation, il faut arriver à comprendre très vite les caractéristiques, les enjeux, les techniques. Lorsqu’on est reçu en Corée par des cols blancs dans une entreprise ultramoderne comme Samsung ou quand on arrive dans un atelier poussiéreux du Japon, ce n’est pas la même chose. À partir de là, c’est un processus de rêverie, de discussion, de travail sur des maquettes, de modélisations en 3D. L’idée est de mélanger l’ensemble des outils pour arriver à une réponse. C’est un travail d’intelligence collective. Il est très difficile d’imaginer à quel point un projet, même simple, réunit autour de lui autant de personnes. Si on prend une chaise par exemple, il y a les designers, les ingénieurs qui ont calculé la résistance avec les designers, l’usine qui va cintrer les tubes, celle qui va produire la mousse, les allers-retours, les couturières, etc.… Le designer a un rôle de chef d’orchestre. En tant que designer, nous sommes des généralistes qui travaillons avec des spécialistes. Le problème des spécialistes est justement qu’ils sont spécialisés et qu’ils peuvent avoir beaucoup de mal à ouvrir, à partager. En France, ce rôle n’est pas toujours bien vu car le métier est mal compris.
MAG16 : Justement, Lorsqu’on parle Design, on pense à l’Italie, la Suède, la Suisse mais pas à la France, pourquoi ?
Ronan Bouroullec : Parce qu’on parle essentiellement du meuble et en France, il y a une tradition mobilière très importante. Je me souviens du premier salon du meuble auquel j’ai participé, il y a 30 ans. Il était rempli de fabricants français dont le marché était de faire des répliques des meubles Henri IV, Louis XVI,… C’est une sorte de conservatisme français, là où, dans d’autres pays c’est différent. Je travaille beaucoup en Finlande, pays qui a fêté ses 100 ans il y a quelques mois, et où les références n’existent pas. Il n’y a pas le poids de l’histoire. Donc, quand un architecte aussi extraordinaire qu’Alvar Aalto commence à dessiner des meubles, il devient une référence nationale et tout le monde, du chauffeur de taxi à l’architecte à la mode, utilise ses meubles. Pour voyager beaucoup, je vois qu’en France sur certaines disciplines, sur certains sujets nous avons beaucoup de mal à nous moderniser ou en tout cas à questionner les acquis.
En tant que designers, nous devons aider certains métiers artisanaux à perdurer en les alimentant avec des idées nouvelles
MAG16 : Vous venez de participer à l’exposition collective Design, escales bretonnes à Quimperlé. Est-ce important d’être exposé pour un designer ?
Ronan Bouroullec : D’habitude je refuse de participer à des expositions collectives parce que j’aime faire mes propres expositions. Elles me permettent d’expliquer les raisons pour lesquelles je fais les choses. Pourquoi je pense que c’est comme ça que les choses devraient être. Le mot design est un peu dévoyé et la manière dont il est montré ne me plaît pas toujours. Donc, montrer les choses telles que je les vois est très important pour moi. C’est le cas dans les expositions, mais aussi, sur différents médias ou réseaux, comme Instagram par exemple, qui essaient de donner, de faire ressentir une certaine atmosphère, une certaine sensibilité qui est la mienne. Ça me tenait à cœur de participer à l’exposition de Quimperlé parce que c’est Quimperlé. Je pense que ça permet de faire prendre connaissance d’une discipline, même si encore une fois, pour moi, elle est beaucoup plus vaste que ce qui est montré ici. Ça va de lunettes, au pied de cette lampe. Tout ce qui nous entoure est design.
Une famille moyenne en France de la fin du 19e avait autour d’elle, si on inclut les couverts, les livres, les draps, etc. 200 objets. Aujourd’hui, la même famille, si on exclut les couverts, les livres, les draps,… en a environ 2 000. Ça montre le développement exponentiel.
MAG16 : Dans cette exposition, on a pu voir certains de vos objets comme la vegetal chair ou le rideau d’algues. Des objets qui font référence à l’univers maritime et plus largement à l’environnement. Peut-on faire du design sans prendre en compte la nature aujourd’hui ?
Ronan Bouroullec : On peut en faire puisqu’on est entouré de design qui ne prend pas en compte l’environnement. J’ai grandi à la campagne, donc la nature est un environnement qui m’est familier. Mes parents étaient issus d’une famille d’agriculteurs pas consuméristes du tout. Lorsque les choses étaient abîmées, on les réparait, quand la mode était à la cravate, lorsque j’avais 10 ans, mon père m’en a fabriqué une. J’avais honte ! Avec le recul, je vois la chance que c’était ! J’ai toujours été soucieux de cette question de la durée des choses. Une des questions principales aujourd’hui lorsqu’on dessine quelque chose, c’est combien de temps ça dure ? Quel sera l’aspect du vieillissement ? On est face à une question cruciale qui est abordée de manière souvent partielle. Considérons par exemple l’usage des plastiques. C’est une catastrophe lorsqu’on parle du plastique jetable. Dans le cas d’une chaise, il peut avoir un intérêt. Si elle est bien pensée, bien construite, elle a une durée de vie qui peut-être centenaire. Je suis content que toutes les chaises ne soient pas faites en bois car nous aurions besoin d’une quantité d’arbres monstrueuse. C’est vraiment une balance qu’il faut imaginer. Ceci dit, c’est le recul qui permet d’analyser ou pas la justesse de ses positions. On participe tous d’un cahier de brouillon. On verra ce qu’on en retiendra et les erreurs qui auront été faites. Mais c’est vrai que c’est très compliqué. On produit, on invente dans l’objectif de bien faire. On pourrait avoir une position plus radicale, mais ce n’est pas celle qu’on adopte parce que je pense qu’on peut changer le système par l’intérieur.
Tout ce qui nous entoure est design
MAG16 : On peut également voir votre travail dans l’espace public. Vous avez récemment créé des fontaines monumentales sur les champs Élysées, Qu’est-ce que ça change pour vous ?
Ronan Bouroullec : La principale différence est, qu’en général, quand on dessine une chaise, les gens décident de l’acheter ou non. Lorsqu’on réalise un projet dans l’espace public, nous imposons quelque chose qui est forcément l’objet de discussions, d’accord ou de désaccord. C’est un engagement tout à fait différent mais qui m’intéresse beaucoup. Le travail dans l’espace public est un sujet important. J’ai la chance de beaucoup voyager dans mon travail et au cours de mes voyages je vois beaucoup de villes, ce qui me permet d’être très critique vis-vis d’elles. Je les aime comme je les déteste. Quimperlé est une ville magnifique, il n’y a pas besoin de grand-chose ici même si tout doit être questionné. Mais, je me rends compte à quel point les villes nouvelles ou les portions nouvelles manquent beaucoup de légèreté. Elles sont souvent conçues pour des questions de logistique, d’évidence, de simplicité. Il y a probablement des choses qui manquent et c’est ce qui m’intéresse.
MAG16 : à Quimperlé, vous êtes presque à domicile. Quelle relation entretenez-vous avec la Bretagne ?
Ronan Bouroullec : J’ai un amour profond pour la Bretagne. J’aime son côté mélancolique l’hiver, ses couleurs,…. C‘est très banal de dire ça, mais ça m’est indispensable ! La Bretagne est un territoire auquel je me sens presque accroché. En même temps, j’ai un regard critique sur elle. Je pense que nous avons un territoire exceptionnel et je m’agace de certains développements. Il y a des choses formidables en Bretagne mais la question est : que faisons-nous de cet environnement exceptionnel et quelle sera notre empreinte ? Je suis souvent surpris par l’expression : «je suis fier d’être breton». Je trouve qu’il est difficile d’être fier de quelque chose pour lequel on n’a rien fait ! Donc, j’aimerais que tous les gens qui sont fiers d’être bretons le soient parce qu’ils ont fait quelque chose qui va dans le sens de la nouveauté. Une région est aussi jugée comme ça. Qu’on se serve de ce territoire d’une manière juste, intéressante, moderne.
MAG16 : Pourquoi avoir choisi de vous installer à Moëlan-sur-Mer ?
Ronan Bouroullec : La mer me manque énormément. J’en ai besoin. J’adore surfer, je suis le plus mauvais surfeur breton, mais je surfe depuis trente ans. J’avais la chance d’avoir une maison minuscule à Plozévet au milieu d’un champ, que j’adorais. Et un jour, un peu par hasard, je suis tombé sur des images d’une maison à Moëlan qui m’a fasciné. Le jour où je suis venu la voir, je me suis dit que j’avais enfin trouvé l’endroit. C’est aussi techniquement moins loin de Paris. De la gare de Quimperlé à chez moi à Paris j’arrive à tout boucler en 4 heures, ce qui est accepable. Je laisse toujours ma vieille voiture sur le parking de la gare, ce qui me permet, sur un coup de tête, de grimper dans un train. J’ai la chance d’avoir des voisins que j’aime beaucoup, qui sont des gens simples, intelligents, plein de bon sens. J’ai ici une vie simple.
MAG16 : quel est votre lieu préféré sur le territoire ?
Ronan Bouroullec : Je ne veux pas dévoiler mes secrets.