MAG16 : Vous êtes une illustratrice renommée, Quel a été votre parcours ?
Ève Tharlet : Je suis née en Alsace mais j’ai vécu jusqu’au bac en Allemagne car mon père y enseignait. J’ai donc une biculture franco-allemande. Après le bac, je pensais faire les Beaux-Arts de Berlin. J’ai donc fait une année de prépa pour y entrer. Mais au moment où j’allais passer le concours ils ont instauré une nouvelle épreuve de philosophie. Même si je parle allemand je ne me sentais pas capable de philosopher dans cette langue ! Je ne me suis donc pas présentée au concours. J’ai cherché des écoles en France qui pouvaient m’intéresser et j’ai découvert les arts décoratifs de Strasbourg qui venaient d’ouvrir un atelier d’illustration.
MAG16 : Qu’est-ce qui vous a amené à l’illustration ?
Ève Tharlet : Ma passion, petite, ce n’était pas de dessiner mais de raconter des histoires. Enfant, contrairement à la majorité de mes petits camarades, je n’avais pas le crayon à la main en permanence. Par contre, je racontais beaucoup d’histoires. Munie d’une grande timidité, je les racontais au magnétophone mais dès qu’il s’agissait de parler en public il n’y avait plus personne. Un jour, je me suis dit que le moyen de raconter des histoires sans parler, c’était de les faire en images. D’où l’idée d’aller dans cette école. J’ai passé le concours d’entrée que j’ai eu. J’ai fait mes cinq années d’études.
MAG16 : Vous deviez quand même savoir dessiner un minimum pour entrer dans cette école ?
Ève Tharlet : Non, j’étais impressionnée par ce que mes petits camarades faisaient en dessin. Moi j’étais une quiche à côté. Au concours d’entrée, on nous a montré un film documentaire scientifique de 2 heures et il fallait en sortir toute l’essence artistique. Apparemment, ce serait pour cette copie que j’ai été admise. Pas par le contenu mais par la façon dont j’ai agencé la page, l’équilibre des blancs et de noirs. Les examinateurs se sont dits que j’avais un petit quelque chose artistique et que j’allais apprendre à dessiner. J’ai été acceptée comme ça. Il a donc fallu que je me retrousse les manches et que j’apprenne à dessiner sérieusement. Comme j’étais très motivée, j’ai fini par rattraper mes camarades assez rapidement sans être une as du dessin mais en n’ayant plus de problème pour dessiner.
MAG16 : Et à la sortie de l’école, vous commencez à travailler ?
Ève Tharlet : Déjà, en tant qu’étudiant, nous avions un pied dans le métier car les professeurs de l’époque nous envoyaient sur les festivals du livre à Bologne et Francfort. Nous montrions nos dossiers et parfois nous pouvions décrocher des premiers contrats. Comme cela, j’ai pu commencer à collaborer avec Pif Gadget. On apprend ainsi à travailler avec des délais, à faire, refaire en fonction de l’éditeur… On apprend à travailler.
Ensuite, une fois les études terminées, j’ai continué à fréquenter les festivals, surtout celui de Bologne qui est un festival international du livre jeunesse. Tous les éditeurs importants de la planète s’y retrouvent pour trouver de nouveaux auteurs. C’est l’occasion de se faire repérer et puis d’entrer dans un annuaire d’illustrateurs. Moi, j’ai rencontré des éditeurs japonais. Ayant grandi en Allemagne je n’allais pas voir les éditeurs français. J’allais voir les étrangers. Et les plus étrangers, pour moi, c’étaient les Japonais. J’ai fait 5 livres pour eux à mes débuts. Ensuite, je me suis rapprochée de la langue allemande en travaillant pour des éditeurs autrichiens avec qui je travaille toujours. Et puis il y a quelques éditeurs français qui m’ont contactée. J’ai travaillé un peu pour Grasset.
MAG16 : Pourquoi avoir choisi de travailler pour la jeunesse ?
Ève Tharlet : Au début j’étais intéressée par la BD en noir et blanc. J’avais l’impression que ça pouvait me convenir. Mais, lors de mes études, j’ai découvert que la majorité de mes camarades s’orientait vers l’illustration jeunesse que je ne connaissais pas bien.
Moi j’étais arrivée dans cette école simplement en voulant raconter des histoires. Je connaissais assez mal la bande dessinée car il n’y en a pas en Allemagne. Tout le foisonnement qu’il y a en France, je l’ai découvert en arrivant à Strasbourg : les Comès, Tardy, Hugo Pratt… tout est arrivé comme ça, c’était waouh ! Et en même temps j’ai découvert un peu plus l’illustration jeunesse. Certains dessins m’ont plu et je me suis rendue compte que ça me convenait parfaitement. J’ai eu une révélation : c’était ça que je devais faire ! J’ai donc laissé complètement tomber l’idée de BD pour me plonger dans de grandes images, dans les contes traditionnels et… écrire moi-même.
MAG16 : Qu’est-ce qui vous attire chez ce public-là ?
Ève Tharlet : En fait ce n’est pas conscient, ça se fait tout seul. Lorsque je travaille, je pense aux enfants qui vont lire mais sans vraiment y penser non plus. Je pense plus à moi quand j’étais petite. En fait, je raconte les histoires pour moi quand j’avais cet âge-là et, si ça convient aux enfants d’aujourd’hui, c’est tant mieux. Mais je reste attentive à l’évolution de l’image dans le temps. je fais attention à l’évolution des enfants, mais quand je dessine, c’est l’adulte qui dessine pour la petite fille de 6 ans que j’étais.
MAG16 : Vous dessinez principalement des animaux, pourquoi ?
Ève Tharlet : Parce que les éditeurs autrichien et suisse, avec lesquels je travaille, coéditent systématiquement tous les livres en plusieurs langues pour pouvoir survivre. Pour faciliter les coéditions, le mieux c’est d’avoir des animaux qui sont universels. On peut avoir une souris fille ou garçon peu importe, les enfants de n’importe quelle couleur peuvent s’identifier à elle.
Les animaux permettent également de prendre du recul. Les enfants choisissent dans leur inconscient de s’identifier ou pas à l’histoire. Mais ils peuvent choisir de regarder ce qui se passe même sans s’identifier.
MAG16 : Comment est née l’idée de la famille Blaireau-Renard en 2005 ?
Ève Tharlet : En 2005, l’envie de jeter un œil sur la BD est quand même revenue. Avec Brigitte, ma scénariste, nous avions envie de raconter quelque chose qui ne serait pas passé en livre jeunesse. On voyait quelque chose de très séquentiel comme au cinéma. On s’est dit pour raconter quelque chose qui ressemble à du cinéma sans caméra, il n’y a que la bande dessinée. À ce moment, je vivais dans le Morbihan dans un joli coin où j’avais 10 hectares autour de ma vieille masure. J’avais envie d’une histoire dans ce décor de Nature. De son côté, elle avait envie de parler de la famille recomposée pour des adolescents sous forme de roman. Elle avait fait plusieurs essais mais ça ne lui convenait pas. Et un soir, lors d’une insomnie, elle se met devant la télévision et tombe sur un documentaire sur les blaireaux. Elle y apprend que le blaireau peut partager son terrier avec d’autres races notamment le renard ou la martre. Que madame blaireau creuse d’autres chambres sous terre pour sa petite famille et laisse de la place au renard par exemple. Brigitte s’est dit : « mais c’est génial, ça réunit nos animaux à poil dans la nature et la famille recomposée ! ». Nous nous sommes donc lancées dans ce projet. Elle a écrit quelques pages de scénario, moi j’ai fait quelques planches de crayonnés que nous avons envoyées à des éditeurs. Et Dargaud nous a contactées en nous disant, on ne fait pas de jeunesse spécifiquement mais on veut vous rencontrer. On a foncé à Paris. 3 semaines après on avait un contrat. Nous y sommes toujours 13 ans plus tard.
MAG16 : Qu’est-ce qui les a séduits ?
Ève Tharlet : La thématique, sans doute, qui n’est pas vraiment traitée dans la littérature jeunesse. Le fait que notre BD s’adresse vraiment à l’enfant. Il n’y a pas de référence à des choses qu’ils n’auraient pas pu vivre ou ressentir. Donc n’importe quel enfant peut le lire sans avoir une culture énorme. Nous utilisons une écriture littéraire mais avec des mots simples. L’écriture est lisible à partir de la fin de CP, nous l’avons testée dans les classes.
MAG16 : Après six albums, la série vient d’être adaptée à la TV, comment cela s’est-il passé ?
Ève Tharlet : Dargaud et Dupuis font partie d’un grand ensemble qui s’appelle Media participation dans lequel il y a aussi un studio d’animation. Lorsqu’ils sont à la recherche d’une nouvelle série à réaliser ils regardent à l’intérieur du groupe ce qu’il y a à faire. Et c’est comme ça qu’ils sont tombés sur notre histoire de blaireau et de renard. Ils nous ont demandé si nous étions d’accord. Comme nous étions enthousiastes à cette idée, le projet a démarré. Mais, nous voulions nous investir dans le projet, nous ne voulions pas laisser nos bébés comme ça sans savoir ce qu’ils allaient devenir. Nos animaux vivent dans la nature, ils ne font pas de feu, ne portent pas d’habit, nous respectons leur habitat, leurs habitudes alimentaires. Nous ne voulions pas que cela change dans la série TV.
MAG16 : Qu’est-ce que ça change dans votre travail ?
Ève Tharlet : Pour le moment, ça change le regard que les gens du métier portent sur nous. Nous sommes bien conscientes que c’est le début. Nous sommes sur France TV depuis le 9 avril. Nous avons une année d’épisodes. Ils évoquent la saison 2 donc, on croise les doigts. Après, ce sera comme toutes les séries, ça s’arrêtera un jour. Ce qui change dans mon travail, c’est que Dargaud vient de me commander trois albums coup sur coup. Je dois donc dire à mes éditeurs de livre jeunesse que je ne peux pas travailler pour eux avant 2 ans ! Donc ils attendent mais le carnet de commandes se remplit.
MAG16 : Vous êtes originaire de l’est de la France, comment êtes-vous arrivée en Bretagne ?
Ève Tharlet : Je venais déjà à l’âge de 16 ans faire de la voile à côté de Trégunc, donc je connaissais le coin. Mais, c’est surtout le père de mes enfants, breton d’origine, qui voulait revenir vivre en Bretagne. Moi ça ne me dérangeait pas de quitter le petit bouillon alsacien pour découvrir autre chose. Et puis un jour en traversant la Bretagne j’ai découvert un paysage vallonné avec des forêts de sapins qui me rappelait les Vosges et l’Allemagne. Je suis tombée sous le charme et on a cherché une maison à retaper.
MAG16 : Puis vous arrivez à Quimperlé, pourquoi ?
Ève Tharlet : Comme beaucoup de couples, nous nous sommes séparés, et j’ai cherché un endroit où m’installer. Je voulais retrouver une ville, mais pas trop grande. Quimperlé était la ville la plus proche qui avait une maternité. Mes deux fils y sont nés. Et puis je connaissais un peu la ville, notamment la rue Savary qui était, à l’époque, grouillante d’artisans et où je savais que j’allais trouver de quoi réjouir mes proches en Alsace notamment au moment des fêtes de Noël. J’ai aussi la gare TGV à côté, l’aéroport de Lorient pas loin, et l’océan à 12 km…
MAG16 : Quel est votre lieu préféré sur le territoire ?
Ève Tharlet : J’aime bien la plage du Kérou, c’est une plage que je fréquente depuis que je suis arrivée en Bretagne en 1984 ! Et à Quimperlé, c’est ma maison avec le petit jardin que j’ai réussi à créer.